Dans cette série sur les crises environnementales, nous allons aborder une crise qui concerne de très près le monde du numérique : l’épuisement des métaux.
Quel est le problème ?
Nous avons besoin de métaux pour fabriquer beaucoup des produits qui servent aux activités humaines. On ne parle pas uniquement des métaux rares, mais de l’ensemble des métaux.
Il suffit alors de jeter un coup d’œil sur le tableau de Mendeleïev pour se rendre compte que presque tous les éléments qui existent sont des métaux (dans ce contexte les métalloïdes sont considérés comme des métaux).
Répartition des métaux dans le tableau périodique des éléments ( source : Wikipedia ).
Le problème est que ces matériaux ne se renouvellent pas. Nous avons donc des réserves limitées de métaux. Nos usages sont assez importants pour provoquer des pénuries.
Le risque de pénuries est accru par la répartition très inégale des métaux à travers le monde. Par exemple, si l’Afrique du Sud venait à se couper du monde économique (guerre, décision politique…), nous n’aurions plus accès à l’indium (adieu les écrans tactiles).
Source : DG GROW, Commision Européenne .
Ainsi, en prenant en compte l’importance économique de chacun des métaux et les risques/difficultés d’approvisionnement que l’on rencontre, la commission européenne a classifié 34 matériaux critiques dont :
- le cuivre
- l’aluminium
- le lithium
- le titane
- le platine
- le cobalt (on a déjà parlé de ce métal et des guerres qu’il provoque)
- le nickel
Terres rares, métaux rares, matériaux critiques… petit lexique
Matériaux critiques
Il s’agit d’une liste de matériaux jugés critiques par la commission européenne. Il ne s’agit pas forcément de métaux (même si l’essentiel des matériaux cités en sont). Ces derniers ne sont pas forcément rares. Par exemple, l’aluminium est jugé critique alors qu’il n’est pas rare.
Les terres rares
Il s’agit de 17 métaux aux propriétés proches : Scandium, Yttrium et les 15 lanthanides. Au delà de leur appellation, ces métaux sont relativement répandus dans la croûte terrestre. En réalité, on les qualifie de “rares” car ils sont extrêmement difficiles à extraire et à raffiner.
En savoir plus sur les terres rares
Les métaux précieux, rares ou stratégiques
Il n’y a pas réellement de classification officielle pour ces métaux, même si on y fait souvent référence. En fonction du contexte, on peut donc parler de métaux différents. Voici deux exemples :
- L’or est définitivement un métal précieux. Il est nécessaire pour la fabrication de nombreux objets électroniques. Mais pour le moment son approvisionnement semble relativement sécurisé. On ne parle donc généralement pas de métal rare.
- Le cuivre est un cas à part. On en trouve encore des quantités importantes dans la croûte terrestre, mais ses usages sont très importants et touchent presque tous les secteurs. Il est donc jugé stratégique sans être pour autant rare ou précieux.
- l’uranium (ou les actinides de manière générale) est un cas particulier puisqu’ils sont utilisés comme “combustibles”.
Pour en savoir plus, je vous invite à consulter le portail français des ressources minérales non énergétiques
Comment quantifie-t-on l’utilisation des métaux ?
Quand on parle de l’utilisation de métaux, on pense à l’ensemble des métaux qui existent. Ils sont donc utilisés pour la fabrication de presque tous les objets du quotidien (si ces derniers ne contiennent pas de métal, les machines qui les ont fabriqués en sont très probablement pourvues).
Toutefois, on s’intéresse principalement aux métaux qui peuvent venir à manquer dans les prochaines années. On s’intéresse donc très peu aux usages du fer ou du silicium bien que ces derniers soient très largement utilisés dans nos activités.
Il existe plusieurs méthodes pour quantifier l’usage des différents métaux. Je vais en décrire deux.
MIPS : apport de matière par unité de service
MIPS (Materiel Input Per unit of Service) est une méthode développée par l’institut de Wuppertal. L’idée est de prendre en compte l’ensemble de matériaux nécessaires pour la fabrication d’un produit ou service. Cela inclut les matières premières mais également l’ensemble des matières qui ont été déplacées ou utilisées pour obtenir ces dernières. Cela inclut donc :
- les ressources fossiles utilisées pour extraire et déplacer les matériaux
- l’ensemble du minerai qui a dû être extrait de la croûte terrestre pour obtenir le métal
- l’ensemble des produits chimiques qui ont servi pour raffiner le minerai
Métal | MIPS |
---|---|
Aluminium | 85 kg |
Cuivre | 500 kg |
Or | 540 t |
Acier | 7 kg |
Exemples de MIPS pour obtenir un kg de matière ( source )
C’est cette méthode qui a été utilisée pour l’article sur la masse d’un smartphone. Cette dernière à l’intérêt d’être relativement facilement comprise. Quand je dis qu’un smartphone a un MIPS de 250 kg, on comprend qu’il a fallu mobiliser cette quantité de matière pour le produire. Toutefois, on parle ici d’épuisement des ressources. Cet indicateur n’est pas efficace pour mesurer l’épuisement.
Pour aller plus loin, je vous invite à consulter directement la méthode proposée par l’institut .
ADP : Potentiel d’épuisement de ressources abiotiques
On préférera utiliser une méthode sur l’épuisement des ressources abiotiques (= non vivantes). Parmi ces dernières, c’est la méthode CML-IA qui a fait le consensus. De manière générale, l’idée est de regarder l’exploitation annuelle de matériaux et de les confronter aux gisements existants (abondance, facilité d’exploitation, pérennité…).
Pour comparer les différents métaux, on a décidé de tout comparer à l’antimoine qui est un des métaux les plus rares. On parle donc en kg Sb eq.
Métal | Sb eq |
---|---|
Aluminium | 1,1 µg |
Cuivre | 1,4 g |
Or | 52 kg |
Fer | 52 µg |
Exemples d’impact sur l’épuisement des métaux pour obtenir un kg de matière ( source )
Il existe plusieurs méthodologies avec des différences subtiles mais qui peuvent aboutir à des résultats éloignés. Je vous invite à consulter ce rapport pour creuser le sujet.
Quels sont les principaux usages des métaux rares ?
Les métaux sont utilisés par :
- le numérique (cobalt dans les batteries, indium dans les écrans, or dans les circuits…)
- le transport (lithium dans les batteries des véhicules électriques, magnésium pour les avions)
- l’énergie (bore dans éoliennes)
- l’agriculture (borates dans les engrais)
- la défense
Et le recyclage dans tous cela ?
On le sait, les métaux peuvent normalement facilement se recycler. Je dis normalement, puisqu’il existe plusieurs barrières qui rendent le recyclage des métaux rares inefficaces.
La collecte
Pour recycler, il faut d’abord correctement collecter les déchets afin qu’ils soient traités dans un centre de recyclage. C’est généralement le cas pour les usages industriels, mais à l’échelle individuelle, nos déchets métalliques sont très peu collectés (entre 10 % et 40 % selon le rapport Waste Crimes - Waste Risks de l’UNEP).
Les déchets non collectés finissent au mieux dans un incinérateur pour produire de l’énergie, au pire ils sont jetés dans la nature et polluent leur environnement.
Difficulté pour isoler les métaux
Les métaux rares sont souvent utilisés pour fabriquer des objets technologiques très complexes. Nos smartphones en sont un très bon exemple. Ses composants sont ultra-miniaturisés ce qui rend le recyclage très difficile. Comment faire pour séparer et isoler tous les matériaux qui le composent ?
Il existe des procédés qui permettent de séparer les métaux, mais ces derniers sont coûteux d’un point de vue économique et sont donc réservés aux métaux les plus rentables (Or, Argent, Platine, Cuivre).
Le décyclage
À force d’être recyclé, un métal accumule des impuretés qui vont finir par rendre le matériau inutilisable. Par ce fait, il faut bien se rendre compte qu’on ne peut pas fonctionner en circuit fermé.
La situation géopolitique
La Chine
Si vous avez un bon sens de l’observation, vous aurez remarqué sur la carte plus haut que la Chine possède un véritable trésor minier avec les métaux rares.
Le pays a tout fait pour valoriser au mieux cet avantage. Le sous-sol chinois est donc exploité pour valoriser au mieux ces matériaux (généralement ils sont transformés en composants électroniques dans le pays). En plus de cela, le pays est l’un des principaux investisseurs dans les mines de métaux rares dans le monde. Et ce n’est pas fini ! La Chine importe également les minerais afin de faire leur raffinage sur leur sol.
La Chine possède donc une main mise quasi hégémonique sur les métaux rares, ce qui pousse les autres pays à trouver des solutions pour conserver une certaine souveraineté. En effet, on ne peut pas, aujourd’hui, s’affranchir de la Chine si on souhaite conserver notre mode de vie. Cela positionne ce pays en position de force puisqu’en coupant ses exportations de métaux, la Chine peut rapidement détruire notre économie.
Pour en savoir plus, je vous invite à lire cet article : 10 points sur les métaux stratégiques. .
Le Japon
Le Japon a bien compris l’importance de l’approvisionnement en métaux rares depuis plusieurs années. Il a donc mis en place des actions pour limiter leur dépendance, notamment celle à la Chine.
Le pays a donc investi massivement dans la recherche publique pour améliorer les techniques de recyclage des objets électroniques. Le but est notamment de parvenir à récupérer les terres rares.
En collaboration avec le secteur privé, le pays a mis en place des “mines urbaines” visant à collecter les vieux appareils électroniques pour en récupérer les précieux métaux.
En savoir plus sur les mines urbaines du Japon
L’Union Européenne
L’Union Européenne a publié en mars 2023 le Critical Raw Material Act . Ce texte vise à :
- mieux exploiter les ressources minières européennes
- sécuriser au maximum l’approvisionnement en matériaux
- développer le recyclage et les certifications RSE
Objectifs pour 2030 :
- 10 % de la consommation des métaux rares doivent être extraits sur le sol européen
- 40 % doivent être transformés en Europe
- le recyclage doit assurer 25 % des besoins en matériaux critiques
- ne pas dépendre d’un seul pays pour plus de 65 % des besoins pour chacun des métaux
La République Démocratique du Congo
Pour les pays les plus pauvres et les moins stables politiquement, les ressources minières sont souvent au cœur de conflits qui peuvent dégénérer en guerres.
Si vous ne l’avez pas déjà lu, je vous invite à lire cet article sur les méfaits du cobalt en RDC.
Où en sommes-nous ?
Croissance des besoins
Les solutions techniques permettant de limiter les émissions de gaz à effet de serre provoquant le dérèglement climatique nécessitent souvent des métaux critiques :
- les centrales thermiques fossiles sont remplacées par des éoliennes et des panneaux solaires qui nécessitent plus de métaux
- les voitures thermiques sont remplacées par des voitures électriques
La pression sur l’approvisionnement en métaux est donc de plus en plus importante. Voici les projections réalisées par le JRC :
Métal | 2020 | 2030 | Augmentation |
---|---|---|---|
Aluminium | 323 kt | 1 375 kt | + 326 % |
Cuivre | 128 kt | 802 kt | + 527 % |
Cobalt | 8 620 t | 54 101 t | + 528 % |
Lithium | 4 891 t | 58 208 t | + 1090 % |
Projection de la demande des pays de l’Union Européenne pour différents métaux
On voit bien qu’en 10 ans, nous allons multiplier nos usages par 4, 6 10 !!!
Limite planétaire
Le JRC (Joint Research Centre) européen impose une limite planétaire pérenne à 219 kt Sb eq par an. Il faut donc arriver à moins de 32 g Sb eq par habitant (si la population reste stable).
32 g Sb eq, cela correspond environ à la fabrication de 4 ordinateurs portables (source Base Impact ADEME )
Quelle est la place du numérique ?
Dans le monde
D’après le rapport Empreinte environnementale du numérique mondial (2019) du collectif GreenIT.fr, le numérique mondial nécessite 22 millions de kg Sb eq annuellement pour fonctionner. Cela correspond à environ 10 % de la limite pérenne proposée par le JRC.
10 % de la limite planétaire pour le numérique, cela peut sembler acceptable. Mais il faut prendre en compte :
- les usages croissants en métaux dans l’énergie et le transport pour faire face à la crise climatique. On a vu plus haut qu’on s’attend à devoir en utiliser 4 à 10 fois plus !
- la croissance exponentielle du secteur numérique qui va nécessiter des métaux toujours plus spécifiques
- la situation géopolitique actuelle est déjà tendue pour sécuriser l’approvisionnement de ces métaux. Si les usages continuent de croître, cela ne peut qu’empirer.
Cet impact est très majoritairement (75%) dû à la fabrication de nos terminaux (smartphones, ordinateurs, téléviseurs…)
En France
En France, d’après une étude ADEME-ARCEP , on arrive à 950 t SB eq pour l’année 2020. Cela représente environ 12 g SB eq par personne. Cela représente un peu moins de 40 % du budget annuel. Le numérique français nécessite donc 4 fois plus de métaux par personne que le numérique mondial. Cela laisse peu de place pour les autres secteurs (énergie et transport principalement).
Source d’impact | Fabrication | Distribution | Utilisation | Fin de vie |
---|---|---|---|---|
Terminaux | 110.2 % | 0.2 % | 0.1 % | -18.7 % |
Réseaux | 6.1 % | 0.0 % | 0.0 % | -2.0 % |
Serveurs | 5.2 % | 0.1 % | 0.0 % | -1.3 % |
Répartition de l’usage des métaux pour le numérique en France
Sans surprise la fabrication de nos terminaux est de loin ce qui consomme le plus de métaux. On peut voir que le recyclage permet tout de même de récupérer des métaux. Pour les serveurs et les réseaux où la collecte est mieux réalisée, on récupère environ 1/3 de ce qu’on utilise chaque année. Par contre pour les terminaux seulement 17 % (2 fois moins bien).
Que peut-on faire ?
De manière générale
Si nos usages actuels semblent rester dans des limites “raisonnables”, il faut se questionner sur notre avenir.
Si on remplace nos voitures thermiques par des voitures électriques et nos centrales charbon ou gaz par des éoliennes et des panneaux photo-voltaïques, on va transformer le problème climatique en crise des métaux.
Il convient donc d’être attentifs à nos usages et de privilégier la sobriété à ces solutions bas carbone mais fortement consommatrices en matériaux critiques.
Dans le numérique
Le numérique possède une très large empreinte sur la consommation des métaux. Il convient donc d’être vigilent, surtout que certains gestes assez faciles peuvent avoir un impact très important.
- Valoriser le matériel inutilisé : si vous avez des terminaux numériques inutilisés, il faut absolument les valoriser. Vous pouvez les vendre en l’état, les faire reconditionner ou les recycler. Cela permettra soit de limiter la production de nouveaux terminaux, soit d’accéder à des matériaux recyclés. Plus de détail sur comment faire dans mon article sur le Digital Cleanup Day
- Limiter l’achat de terminaux : Pour limiter d’ajouter une pression sur les métaux rares, le mieux est d’éviter de produire des terminaux.
- Il faut prendre soin de vos appareils pour qu’ils durent le plus longtemps (housse, coque, protection d’écran)
- Vous n’avez peut-être pas besoin d’un 2e smartphone (dual sim ?) ou d’une montre connectée
- Parfois, même les vieux terminaux peuvent encore suffire à vos besoins.
Pour aller plus loin
J ai fait appel à de nombreuses sources tout au long. Voici les principales :
- DG GROW de la Commision Européenne
- Terres rares : quels enjeux pour la France et l’Europe ? de Vie Publique
- Substances critiques et stratégiques du Portail français des ressources minérales non énergétiques
- Guide de bonnes pratiques pour la prise en compte des ressources minérales et de leur criticité en Analyse du Cycle de Vie de l’irstea
- Waste Crimes - Waste Risks des Nations Unies
- 10 points sur les métaux stratégiques. de La Grand Continent
- Recyclage des terres rares au Japon : le potentiel des mines urbaines du ministère de l’Économie
- Critical Raw Material Act de la Commission Européenne
- Raw Materials Information System par le JRC
Vous pouvez également consulter les livres de Guillaume Pitron dédiés à l’impact du numérique sur les métaux rares .